1/ Contexte
Suite à l’une des préconisations du Rapport Racine, une mission sur la commande d’œuvre a été confiée à Pierre Sirinelli, professeur des universités, assisté de Sarah Dormont, maître de conférence à l’université Paris-Est-Créteil.
La lettre de mission du président du Conseil supérieur de la propriété littéraire et artistique (CSPLA) précise qu’il s’agit d’évaluer « l’opportunité d’encadrer le contrat de commande afin d’améliorer la rémunération des auteurs pour le temps de travail lié à leur activité créatrice. L’objectif ainsi poursuivi est de s’assurer de la juste rémunération des artistes-auteurs pour le temps et l’activité passée à produire une œuvre ou travailler sur un projet d’œuvre avant et indépendamment de sa vente, de sa cession ou de son exploitation. », mesurer les incidences d’un tel encadrement pour les artistes-auteurs et leurs diffuseurs. Enfin, proposer, le cas échéant, des dispositions légales appropriées.
Le cœur de métier de tous les artistes-auteurs est la création d’œuvres originales.
Le contrat de commande d’œuvres concerne donc tous les artistes-auteurs.
L’encadrement d’un tel contrat est d’une d’actualité brûlante : « Un programme exceptionnel de commande artistique dans tous les domaines (arts visuels, littérature, spectacle vivant, etc.) à hauteur de 30 M€ sur deux ans, pour donner un nouvel élan à la création [1]... » va prochainement être mis en œuvre par le ministère de la Culture, suite à l’annonce du président de la République.
2/ Audition et contribution écrite de l’USOPAVE
Le CAAP et les autres membres de l’USOPAVE [2] (union des syndicats et organisations professionnels des arts visuels et de l’écrit) ont été auditionnés par la mission le 28 septembre 2020.
Puis l’USOPAVE a fait parvenir à la mission une contribution écrite précise dont le sommaire est le suivant :
- Liste des représentants syndicaux auditionnés le 28 septembre 2020
- Ne plus confondre amont (création) et aval (exploitation)
- Ne plus omettre ou masquer la rémunération de la commande, notamment dans les industries culturelles
- Ne plus imposer unilatéralement des droits d’auteur à titre gratuit
- Le Droit doit protéger la partie faible du contrat
- Le travail spéculatif, un fléau commun et une cause profonde de précarité et de pauvreté des artistes-auteurs
- La nécessité d’organiser le dialogue social et l’adoption d’accords collectifs par circuits d’exploitation des œuvres
- Les pouvoirs publics doivent devenir exemplaires en matière de commande à des artistes-auteurs et de respect de leurs droits de propriété intellectuelle :
- Appliquer systématiquement le 1 % artistique
- Rendre clairement illicite le travail gratuit des artistes-auteurs dans les appels d’offres publics
- Réviser les clauses de propriété intellectuelle dans les marchés publics qui portent gravement atteinte aux intérêts des artistes-auteurs - Les réticences infondées relatives au contrat de commande :
- Le contrat de commande, une atteinte à la liberté de création ?
- Le contrat de commande, une complication administrative inutile ?
- Le contrat de commande, un risque de pression à la baisse des droits d’auteur ?
- Le contrat de commande, ou l’impossible quantification du « temps de travail de création » ?
3/ Synthèse des positions et préconisations intersyndicales
Les syndicats de l’USOPAVE approuvent l’objectif commun du Rapport Racine et de la mission : « Assurer une juste rémunération des artistes-auteurs pour le temps et l’activité passés à produire une œuvre ou travailler sur un projet d’œuvre avant et indépendamment de sa vente, de sa cession ou de son exploitation. »
Nous constatons que la rémunération de la création d’une œuvre ne relève pas juridiquement du droit d’auteur qui rémunère en aval l’exploitation de l’œuvre.
Nous constatons que la rémunération de la création d’une œuvre fait depuis longtemps partie des revenus artistiques pris en compte dans le régime de protection sociale des artistes-auteurs.
Nous constatons que la rémunération de la création d’une œuvre est également clairement prévue par l’administration fiscale dans les revenus des artistes-auteurs ainsi que les règles de TVA afférentes aux opérations des auteurs qui réalisent des œuvres de commande (commande publique ou privée).
- En revanche, nous observons que dans la pratique le code de la Propriété intellectuelle protège l’œuvre mais pas suffisamment l’artiste-auteur.
— > Nous préconisons que l’article L111-1 soit complété comme suit :
« Toute commande d’œuvre de l’esprit constitue un louage d’ouvrage. Ce contrat, régi par l’article 1710 du code civil, doit être constaté par écrit entre les parties et établi distinctement de tout contrat relatif aux cessions de droits. » |
— > Nous préconisons que l’article L122-7 soit complété comme suit :
« Toute cession de droits d’auteur à titre gratuit doit faire l’objet d’une mention distincte, justifiant l’intention libérale ; étant précisé que la promotion de l’auteur ou de ses œuvres ne saurait constituer une intention libérale au sens du présent article. » |
— > Nous préconisons que soit créé un article L. 132-46 au sein d’une section VII nouvelle du Chapitre II du Titre III du Livre premier du code de la Propriété intellectuelle, rédigé comme suit :
« Le contrat de commande d’une œuvre est un louage d’ouvrage au sens du code civil. Il est écrit. Il définit les caractéristiques essentielles de l’œuvre, les moyens requis pour sa réalisation, les modalités de sa livraison à la charge du commanditaire, les dispositions prises pour sa conservation, la rémunération de l’artiste-auteur pour sa conception et sa réalisation, le budget affecté à sa réalisation et le prix de son éventuelle acquisition par le commanditaire. Il renvoie à un contrat séparé conclu conformément aux articles L.131-3 et L.131-4 du code de la Propriété intellectuelle pour toute autorisation et rémunération relatives à l’exploitation de l’œuvre. » |
— > Nous préconisons que soit ajouté à l’article L131-4 l’alinéa suivant :
« Les syndicats ou associations professionnels des artistes-auteurs sont habilités à recommander et négocier collectivement des barèmes minima de rémunération par mode d’exploitation des œuvres. Des accords conclus à ce titre peuvent être rendus obligatoires à l’ensemble des intéressés par arrêté du ministre chargé de la Culture. » |
- D’une façon plus générale,
— > Nous préconisons une sécurisation juridique et une efficience des accords collectifs conclus entre représentants des artistes-auteurs et représentants des diffuseurs :
« Les accords entre les syndicats ou associations professionnels des artistes-auteurs et les organisations représentant les exploitants des œuvres peuvent être rendus obligatoires à l’ensemble des intéressés par arrêté du ministre chargé de la Culture. » |
- Nous constatons le manque d’exemplarité des pouvoirs publics en matière de commande publique à des artistes-auteurs.
— > Nous préconisons de rendre efficiente l’application du dispositif dit « 1 % artistique » (commande publique).
Nous préconisons la suppression de l’effet d’aubaine de la non application du 1 % par le recensement systématique en amont des bâtiments concernés et par le versement du montant du 1 % dans un fonds mutualisé dédié à la création quand la procédure n’est pas appliquée par la personne publique ou qu’elle n’a pas abouti. |
— > Nous préconisons de rendre clairement illicite le travail gratuit des artistes-auteurs dans tous les appels d’offres publics.
En conséquence, notamment nous préconisons que l’article R2151-15 du code la Commande publique soit complété par l’alinéa suivant :
« Toute étude, pré-projet, projet ou maquette réalisés pour un marché dont l’objet porte sur une œuvre de l’esprit constitue un investissement significatif donnant lieu au versement d’une prime par le pouvoir adjudicateur. » |
— > Nous préconisons de rendre illicite les atteintes aux droits moraux et patrimoniaux des artistes-auteurs dans les marchés publics.
Nous préconisons une négociation avec les syndicats d’artistes-auteurs concernés pour réviser les clauses de propriété intellectuelle dans les marchés publics. En effet, les options du cahier des clauses administratives générales de prestations intellectuelles (CCAG PI) portent actuellement gravement atteinte aux droits moraux et patrimoniaux des artistes-auteurs. |
4/ Puissants vieux lobbies
De puissants vieux lobbies tous unis contre le contrat de commande dans les industries culturelles
- Les puissantes industries culturelles, et plus particulièrement ici les éditeurs et les producteurs, n’ont aucune raison de voir d’un bon œil l’encadrement du contrat de commande qui les obligerait à rémunérer le travail de création indépendamment de la cession de droits d’auteurs. Étant, sauf cas exceptionnel, la partie forte du contrat, les éditeurs et les producteurs feront tout pour maintenir les pratiques existantes qui sont à leur avantage.
La conclusion d’un contrat de gré à gré sans payer la création de l’œuvre commandée est d’évidence l’option qui leur est la plus favorable. L’artiste-auteur dans ce cas est rémunéré exclusivement « au succès » de l’œuvre comme si elle avait été créée à son initiative et ce bien que le commanditaire de fait donne des directives et demande des modifications (pourcentage sur le prix de vente hors taxe d’un livre, redevances de droits d’auteur en fonction de la diffusion de l’œuvre audiovisuelle ou musicale, etc.) Quand cette option ne sera pas acceptée par l’artiste-auteur à qui l’œuvre est commandée, ils pourront encore utiliser d’autres subterfuges, tels les à-valoir sur les droits futurs ou les primes non remboursables (minimum garanti non déductible des droits futurs).
Quoi qu’il en soit, sous couvert de simplicité, ces commanditaires voudront maintenir un seul et même contrat, ce qui leur permettra des négociations du type « vases communicants », l’objectif étant de préserver le plus possible leurs marges bénéficiaires, donc d’éviter d’accroître la rémunération de l’artiste-auteur en arguant d’un budget contraint (« je voudrais bien mais je ne peux point »).
- Les traditionnelles et puissantes sociétés civiles qui sont en lien étroit avec les industries culturelles (SACD, SACEM, SCAM, etc.) tendront également à diaboliser le contrat de commande au lieu de soutenir l’évolution nécessaire des pratiques.
Mais pourquoi une alliance objective de ces OGC (Organisme de gestion collective) et des industries culturelles au détriment des intérêts des artistes-auteurs alors que les OGC assurent sans cesse qu’ils « défendent les auteurs » ?
En réalité, de même que les diffuseurs, et c’est logique, défendent les intérêts des diffuseurs, les OGC défendent les intérêts des OGC.
OGC et diffuseurs sont des acteurs de l’aval, leur activité économique est relative à l’exploitation des œuvres, donc seulement après que l’œuvre soit créée.
Les OGC sont des intermédiaires qui perçoivent et répartissent des droits patrimoniaux.
Plus précisément, les OGC gèrent des répertoires d’œuvres et perçoivent des redevances de droits qu’ils reversent soit à des auteurs vivants, soit à leurs ayant-droits (70 ans après la mort de l’auteur) soit à certains diffuseurs au titre de droits voisins.
Les OGC concluent des accords directement avec les diffuseurs.
Plus les sommes qui transitent par un OGC sont importantes, plus cet OGC est riche et puissant. Plus les sommes qui transitent par un OGC sont importantes, plus le montant des frais de gestion qui rémunèrent la direction et les salariés d’un OGC est élevé.
De surcroît, certains OGC, selon les conventions qu’ils concluent avec l’Acoss (et avant avec l’Agessa), facturent des frais de collecte en fonction du montant des précomptes.
Les OGC ont donc intérêt à maximiser les droits patrimoniaux qu’ils perçoivent et les précomptes qu’ils reversent. Or, l’encadrement en bonne et due forme du contrat de commande engendrerait une baisse des sommes qui transitent par les OGC.
En effet, faute d’être déguisée en droits d’auteur (sous forme de « prime » ou autres subterfuges), la rémunération de la création de l’œuvre ne transiterait pas ou plus par les OGC et donc leur échapperait. Or, toute atteinte à leur surpuissance est à leurs yeux un crime de lèse-majesté.
Au final, c’est parce que la SACEM, la SACD, etc. ont fortement intérêt à ce que la totalité des rémunérations perçues par les artistes-auteurs passent ou continuent de passer par leur intermédiaire qu’actuellement elles vouent aux gémonies le contrat de commande et les organisations d’artistes-auteurs qui y sont favorables.
Elles crient au loup : le contrat de commande serait un « démembrement du droit d’auteur » (sic !). Faute de pouvoir énoncer leur motivation réelle, elles ont développé un argumentaire indigent et fallacieux qui est repris à l’unisson par les entités de leur zone d’influence (les structures qu’elles financent et/ou qui leur sont proches) : SGDL, SNAC, CPE, ...
Tant que les pouvoirs publics, y compris au plus haut niveau de l’État, cèderont aux diktats de ces OGC, et tant que les parlementaires croiront que ces vieux lobbies « défendent les auteurs », la condition des artistes-auteurs sera celle que les diffuseurs et les OGC veulent bien leur concéder : des miettes. Et L’impossible dialogue social continuera. |
Note : L’impossible dialogue social est le titre d’un éclairant document de la Guilde des Scénaristes qui a fortement déplu à la SACD. La probabilité qu’il soit censuré à l’avenir nous conduit à le mettre à disposition ci-dessous en pdf.