Le 15 janvier 2021 s’est tenue la séance plénière du CNPAV (conseil national des professions des arts visuels) initialement prévue en décembre 2020. La réunion avait été repoussée pour cause d’indisponibilité de sa présidente, Madame Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Culture.
Bien qu’attendue depuis longtemps par l’ensemble des professionnels, la séance du 15 janvier 2021 a été exceptionnellement courte : une heure et demie. La Ministre n’est restée que la moitié du temps. Elle n’a entendu que trois intervenants suite à son propre discours. La parole a été donnée au CAAP en son absence. Le prononcé de l’intervention du CAAP a été modifié en conséquence.
Nous reproduisons ici l’intégralité du texte adressé à la Ministre.
Madame la Ministre,
Je suis plasticienne et représente ici le CAAP, qui est un syndicat national d’artistes-auteurs et d’artistes-autrices, toutes formes de création confondues.
Soucieuse des intérêts collectifs des créatrices et des créateurs, j’ai affaire au ministère de la Culture depuis plus de trente ans. À l’exception de l’institution du fonds de formation continue des artistes-auteurs en 2013, je ne constate aucune avancée significative pour les artistes-auteurs depuis la mise en place de leur régime social dans les années soixante-dix.
S’agissant des acteurs de la culture, tout le monde entend parler des intermittents, des industries culturelles et du spectacle vivant, mais pratiquement jamais des artistes-auteurs. Cette focalisation limitée aux artistes-interprètes, aux représentants des industries culturelles et des salles de spectacle laisse constamment les artistes-auteurs dans l’angle mort des politiques publiques.
Les artistes-auteurs sont pourtant le cœur battant de la culture et son moteur.
Les artistes-auteurs sont les créateurs d’œuvres plastiques, graphiques, photographiques, numériques, littéraires, musicales, radiophoniques, audiovisuelles, chorégraphiques, etc.
Sans artistes-auteurs, pas d’œuvres d’art, pas de communication visuelle, pas de photos, pas de livres, pas de musiques, pas de films, pas de spectacles vivants, pas de contenus sur internet, etc. Sans artistes-auteurs, pas de cinémas, pas de salles de spectacle, pas de musées, pas de bibliothèques, etc.
Madame la Ministre, notre situation est bien plus grave qu’on ne vous le dit et que vous ne pouvez l’imaginer :
- Aucune administration ne sait nous gérer correctement ;
- Aucune élection des représentants syndicaux des artistes-auteurs n’a été organisée depuis 2008, donc aucun dialogue social digne de ce nom n’est possible ;
- Aucun opérateur public n’est dédié aux artistes-auteurs.
À tous les niveaux, nous avons affaire à des interlocuteurs qui nous connaissent mal et ne savent pas nous gérer. En fait, le plus souvent ils ne savent même pas qu’ils ne savent pas, donc ils appliquent des dispositions inappropriées ou prennent des décisions inadaptées. C’est la pire situation qui soit.
C’est ainsi dans les CPAM, les centres des impôts, les CAF, les CARSAT, Pôle emploi, etc.
Mais c’est aussi le cas dans les services ministériels.
Nous n’avons aucun interlocuteur au ministère du Travail, ni au ministère des Finances.
La direction de la Sécurité sociale ne consacre même pas la moitié d’un équivalent temps plein aux artistes-auteurs.
L’ACOSS n’a pas affecté les ressources humaines nécessaires au transfert de la collecte de nos cotisations sociales.
Le portail de l’Urssaf qui nous est dédié est un festival permanent de bugs.
Les salariés de l’Urssaf Limousin donnent régulièrement des réponses erronées aux artistes-auteurs qui les contactent.
Le directeur défaillant de l’Agessa et la Mda a été laissé en poste.
Il y a des défaillances même dans vos propres services, notamment en ce qui concerne la connaissance de nos conditions d’exercice professionnel.
Vient d’être créée, au sein de la DGCA, une délégation en partie consacrée, je cite : « aux professions des artistes et des auteurs ». Nous voilà donc d’emblée dans une confusion sémantique et une forme de déni inquiétante de notre réalité professionnelle : les artistes-auteurs sont des auteurs d’œuvres artistiques, il n’y a pas d’un côté les artistes, et de l’autre les auteurs. C’est une hérésie.
Mettre nos problèmes sous le tapis est la meilleure façon de ne jamais y mettre un terme.
Nous avons besoin d’interlocuteurs qui ont la volonté de les résoudre, qui savent ce qu’ils ne savent pas, qui écoutent les premiers concernés, qui sollicitent et prennent en compte les compétences d’autrui (DEPS, mission fiscalité, juristes, …). Pour l’instant, ce n’est pas le cas.
Par exemple, le dispositif particulier de réduction de cotisations sociales qui vous a été conseillé est une bombe à retardement : les deux tiers des artistes-auteurs n’auront finalement aucune réduction, contrairement à tous les autres travailleurs non-salariés.
Sur un autre sujet, votre Cabinet a-t-il saisi la direction de la législation fiscale afin de répondre clairement aux questions qui se posent pour les artistes-auteurs suite aux travaux de la mission fiscalité du ministère de la Culture dans les réunions de concertation ? La prochaine notice spécifique pour remplir nos déclarations de revenus va-t-elle, cette année encore, rester floue et obsolète, sous couvert de ne pas faire de vagues ?
Madame la Ministre, nous avons besoin d’interlocuteurs réellement ouverts au dialogue avec les syndicats représentatifs des artistes-auteurs. Nous avons besoin d’interlocuteurs qui ont vraiment une connaissance de nos problématiques spécifiques. Nous avons notamment besoin d’expertises juridiques appliquées à nos conditions d’exercice, car au final nous sommes concernés par plus d’une demi-douzaine de codes.
Aucun gouvernement ne s’est sérieusement penché sur les conditions socio-économiques et les modalités d’exercice des artistes-auteurs depuis plus d’un demi-siècle.
Il en résulte une situation qui, avant la crise sanitaire déjà, était catastrophique.
L’état des lieux est connu, il est commun à l’ensemble des artistes-auteurs :
- Précarité (plus de la moitié des artistes-auteurs a des revenus inférieurs au seuil de pauvreté) ;
- Relations professionnelles déséquilibrées, absence de régulation et de partage équitable de la valeur ;
- Déficit de dialogue social, absence d’élections professionnelles ;
- Isolement et sous-information (voire désinformation) professionnelle ;
- Absence de statut professionnel clarifié ;
- inégalité de traitements entre artistes-auteurs ;
- Droits sociaux inappliqués, protection sociale incomplète, dysfonctionnement des organismes sociaux ;
- Discriminations selon le sexe, selon l’origine sociale, selon l’origine nationale…
Etc.
La crise sanitaire a évidemment encore aggravé cette situation et clairement mis en lumière l’incapacité des opérateurs publics existants à prendre en charge les artistes-auteurs.
On constate depuis longtemps que les rapports sont enterrés, sauf si fondamentalement ils préconisent de rester dans le statu quo au détriment des artistes-auteurs. Tel est visiblement le sort réservé au rapport Racine, pourtant commandé par votre gouvernement.
Aucun ministre de la Culture n’a jamais eu le courage politique de bousculer les prés carrés sclérosés et les vieux lobbies qui pervertissent gravement les conditions d’exercice professionnel des artistes-auteurs.
Pour nous, c’est simple, l’action des ministres de la Culture qui se sont succédé depuis des décennies se résume à de la procrastination ou à des mesures qui, au final, ne changent rien à nos problèmes systémiques.
Franchement, Madame la Ministre, notre principale crainte est que vous ne fassiez pas exception à cette règle, et que sous couvert de pragmatisme à court terme, vous ne preniez aucune mesure structurelle pérenne.
Devant l’ampleur et l’ancienneté des problèmes auxquels nous sommes confrontés, vous ne pourrez tous les résoudre, mais vous avez le pouvoir de marquer un tournant historique dans la politique du ministère en dotant le secteur culturel d’un outil de politique publique opérationnel et pérenne dédié aux artistes-auteurs. Seule la volonté politique de prendre cette mesure structurelle peut nous permettre d’envisager un avenir plus riant.
Car voyez-vous, Madame la Ministre, à chaque changement de gouvernement, voire à chaque changement de ministre de la Culture, nous nous retrouvons à la case départ pour tenter de faire comprendre à nos interlocuteurs qui nous sommes et quels sont les problèmes auxquels nous sommes éternellement confrontés.
Les causes de l’improbable et intenable situation administrative, sociale et économique des artistes-auteurs sont systémiques ; sans opérateur public dédié pour y remédier, sans dialogue social, sans connaissance fine de nos métiers et de nos conditions d’exercice, sans régulation, sans centre de ressources commun, ces causes continueront à produire leurs effets délétères.
Se contenter d’atténuer quelques symptômes d’actualité évidente (dysfonctionnements du portail Urssaf Limousin, des CPAM, …) en renvoyant aux calendes grecques la mise en place d’un traitement de fond (dialogue social, opérateur dédié, …) nous condamnerait, une fois de plus, à rester dans un statu quo qui est fondamentalement la source de notre maltraitance administrative et économique.
La crise inédite qui nous frappe appelle des mesures de fond innovantes simultanément aux mesures d’urgence. Madame la Ministre, aujourd’hui vous avez le pouvoir d’initier le changement de paradigme indispensable à l’amélioration de notre condition.
Madame la Ministre, notre avenir est de votre pleine responsabilité politique.